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Mailman Page 3
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Page 3
Il est de retour à la camionette à dix heures moins dix, il a encore tout son temps. Il démarre, roule jusqu’au carrefour de Sage et Hoover où se trouve une cabine téléphonique qu’il pourra utiliser. Les rues grouillent de festivaliers, les voitures sont pleines de jeunes, et les trottoirs noirs de familles qui marchent à quatre, cinq ou six de front. Il se gare le long d’une ligne jaune devant une bouche d’incendie et allume la radio. Les informations, à nouveau. A-t-on vraiment besoin de flash info toutes les vingt minutes ? Ne pourrait-on pas plutôt s’appliquer, par exemple, à ne pas brûler les feux rouges ? À ne pas négliger son conjoint ? À soigner son hygiène ? Mais non, on nous impose de suivre cette élection lointaine, avec Bush qui sourit comme un débile, et Gore aussi raide que Clinton est excité. Allez, Lester, balance ton concours.
Bonjour, c’est maintenant l’heure du jeu des mots brouillés sponsorisé par Pop’s Deli, le restaurant que votre papa adore. Les gagnants recevront un bon pour une assiette d’œufs au plat, pour toute commande d’un petit déjeuner d’une valeur égale ou supérieure.
Ah, d’accord ! Pour toucher son lot, il faut casquer. Et puis, ils vont vous demander si vous voulez des boissons car c’est là-dessus qu’ils gagnent de l’argent, jus d’orange concentré ou café instantané, un dollar cinquante, ou deux dollars le soda. Du pur bénéfice, mais on ne peut pas vraiment leur en vouloir. Il prend son stylo et sa feuille de papier.
Le mot brouillé du jour est « assumer ». Je répète : A-S-S-U-M-E-R. Et voici l’indice : la réponse est une chose que de nombreux Nestoriens s’apprêtent à faire aujourd’hui, avec une apostrophe. Bien, bien, bien, la dixième personne à appeler le 271-WNYT recevra un bon pour un petit déjeuner gratuit, et pourra participer au tirage au sort du mois qui lui permettra peut-être de gagner un appareil photo trente-cinq millimètres de chez Camera Obscura. Le tirage aura lieu à onze heures. La dixième personne à appeler doit donc débrouiller le mot « assumer ». Vous êtes bien sur 271-WNYT.
Mailman dispose les lettres en cercle, c’est un bon moyen de voir ce qu’on peut en faire. « Résumas » ? Il y avait bien « erasmus », mais il ne voyait pas trop le rapport avec les habitants de Nestor… Alors peut-être « masseur » ? C’est bon, un petit massage, mais c’est encore mieux dans l’intimité ! Non, ça ne colle pas non plus avec l’indice. Voyons voir, mais bien sûr – avec une apostrophe – « s’amuser » ! Que vont faire tous les Nestoriens ? Ah ! ah ! ah ! Il bondit hors de son camion, se souvient qu’il lui faut de la petite monnaie, tend la main pour en attraper sur le tableau de bord et se rue sur la cabine téléphonique.
Elle est déjà occupée. Et merde !
« Excusez-moi, mais je dois passer un coup de fil urgent. »
C’est une femme, la quarantaine, joli visage et beau châssis. Petite. Cheveux raides avec des mèches grises, et le gris lui va bien. Pas d’alliance. Elle lève des yeux fatigués, comme si elle venait de se réveiller. Plutôt sexy, en fait.
« Une seconde, dit-elle dans le combiné. Excusez-moi ? demande-t-elle à Mailman.
— J’ai vraiment besoin du téléphone. C’est une question de vie ou de mort. »
Elle cligne des yeux, fait une grimace.
« Ah, dit-elle. Heu…
— Enfin, personne ne va vraiment mourir, mais ça ne peut pas attendre, j’en ai besoin maintenant. »
Il se balance d’un pied sur l’autre, mais s’arrête brusquement en pensant qu’il risque de transpirer. Il transpire malgré tout.
« Bon, d’accord, mais je vais… juste une seconde.
— Je vous en prie. Je vais vous donner… »
Il compte la petite monnaie qu’il a dans la main.
« Je veux bien vous donner quarante-deux cents si vous raccrochez pour me laisser la place. S’il vous plaît, ça ne durera qu’une minute, et après vous récupérez le téléphone.
— C’est un facteur, dit-elle, en levant un doigt. Il veut le téléphone.
— C’est pour un concours, un concours à la radio, il faut que je sois la dixième personne à appeler…
— Je ne sais pas, c’est un facteur, quoi, il est planté là et il…
— Seigneur, oh Seigneur… », gémit Mailman, à peine conscient de ce qu’il dit ; il est certain, à l’heure qu’il est, que tous les habitants de Nestor ont résolu l’énigme, peut-être même que quelqu’un est en train de gagner à cet instant précis.
La femme a toujours la main sur le combiné, qu’elle a pourtant raccroché, et elle regarde Mailman en souriant, d’une façon un peu méfiante, pas franchement amicale.
« Vous me devez quarante-deux cents », dit-elle.
Un marché est un marché. Il lui tend les pièces. Elle les garde un instant dans sa paume grande ouverte, comme pour les laisser refroidir, avant d’empocher le tout et de repartir à pied vers le Square. Dieu merci ! Il saisit le téléphone, insère sa pièce de 25 cents et compose le numéro ; une seule sonnerie et voilà Lester en personne au bout du fil.
« Désolé, mais vous êtes le huitième. »
La ligne est coupée.
Oh… Il repose le combiné, puis s’en empare à nouveau. Il n’a plus de pièces. Il enfonce plusieurs fois le bouton qui sert à récupérer la monnaie et regarde s’il n’y aurait pas des pièces dans le petit compartiment. Quelqu’un attend pour téléphoner, un jeune avec un petit bouc, tenant un skateboard orné d’une tête de mort.
« Attendez ! dit Mailman. Une petite seconde, vous voulez bien ? Il faut que je passe un autre coup de fil. Juste une seconde.
— Pas de souci. »
Il cherche par terre, tout autour de lui, dans le caniveau, dans l’herbe, guettant l’éclat d’une pièce. Il tâte ses poches, vérifie encore une fois dans le compartiment à monnaie.
« Vous voulez bien attendre, hein ? Ne vous servez pas de ce téléphone, s’il vous plaît. Attendez une minute.
— Y a pas de souci, je vous dis. »
Mailman court vers la place et rattrape la femme aux cheveux gris. Son air surpris est tout à fait séduisant. Mais pas le temps pour ça !
« S’il vous plaît, je suis désolé, mais je dois récupérer mon argent. Je sais bien que je vous ai dit qu’il était à vous, mais j’ai perdu mon unique pièce de vingt-cinq cents. »
Elle secoue la tête.
« Écoutez, j’aimerais que vous me laissiez…
— Je vous en supplie ! », coupe-t-il en hurlant presque, tout en se demandant pourquoi il en fait tout un fromage, il ne s’agit que d’œufs au plat après tout, mais en fait ce n’est pas tant pour les œufs que pour le principe. Il attrape la femme par le bras. Oups…
« Mais c’est pas vrai !… dit-elle en se dégageant.
— Je suis désolé, je ne voulais pas… »
Elle fouille dans la poche de son short (un short en jean moulant qu’elle remplit très joliment – bon allez, ça suffit), elle en extrait les pièces qu’elle lui jette littéralement au visage. Elles retombent en tintant sur le trottoir.
« Tenez, les voilà !
— Merci, je suis navré, merci, répète-t-il, merci… »
Il ne ramasse que la pièce de 25 cents, et, se retournant, s’aperçoit que le skateboarder s’apprête à décrocher le téléphone.
« Non ! Non ! » Mailman revient au pas de course, le jeune type recule, laisse tomber le combiné et lève les mains.
« On se calme, on se calme, y a pas de problème… »
Mailman s’empare du téléphone, glisse la pièce dans la fente, compose le numéro, et la voix de Lester retentit à l’autre bout du fil :
« Bonjour ! Vous êtes bien le dixième ! Et vous êtes à l’antenne ! Avez-vous la réponse d’aujourd’hui ? »
Pendant une fraction de seconde, Mailman est incapable de parler.
« Monsieur le dixième ?
— S’amuser ! S’amuser ! S’amuser ! s’écrie-t-il enfin.
— On dirait que vous vous amusez comme un fou, en effet, monsieur le dixième… et il y a de quoi, car vous avez trouvé la bonne répons
e ! Comment vous appelez-vous ?
— Albert Lippincott.
— Eh bien, Albert Lippincott, vous êtes notre gagnant du jour ! Et d’où nous appelez-vous ?
— Je suis à l’angle de Sage et de Hoover.
— Et alors, Albert, est-ce que vous profitez de la fête ? »
Nom de Dieu de nom de Dieu…
« Non, je travaille. »
La voix de Lester est trop joyeuse, trop forte, un peu comme celle d’un jouet, c’est extrêmement bizarre d’avoir une conversation avec quelqu’un doté d’une voix pareille. En comparaison, la sienne semble ridiculement monocorde.
« Et quel est votre métier, Albert ?
— Je suis facteur.
— Vive les postiers ! Bon, comme vous le savez, Al… Vous avez gagné ! Vous avez gagné un bon pour une assiette d’œufs au plat chez Pop’s Deli. Le Deli préféré de votre papa, offert avec toute commande d’un petit déjeuner de valeur égale ou supérieure, et… en plus, mais oui, vous allez participer au tirage au sort qui aura lieu ce matin à onze heures et qui vous fera peut-être gagner un appareil photo trente-cinq millimètres de chez Camera Obscura !
— Super !
— Félicitations, Albert Lippincott, monsieur le dixième ! »
Il entend un clic.
« Une p’tite seconde, Al », dit Mad Lester. Des bruits de papiers, un claquement. Une conversation étouffée. « Vous êtes toujours en ligne, Al ? » La voix est maintenant plus grave, sans intonations exagérées.
« Oui.
— Donnez-moi votre adresse et je vous envoie le coupon. »
Mailman réfléchit. Vous laissez vos coordonnées à une station de radio, et qu’est-ce qui se passe, après ? Ils vont sûrement la transmettre à tout un tas d’entreprises, c’est bien le but de leurs concours, obtenir les noms, les adresses et les numéros de téléphone des auditeurs, et, en moins de deux, il va commencer à recevoir des catalogues de cassettes, avec « Les plus belles reprises », « Les meilleurs moments de l’histoire de la radio », « Cent ans de radio », voire « Les meilleurs bêtisiers de la radio ». Hors de question.
« Je passerai le prendre à la station, répond-il.
— Mais enfin, c’est beaucoup plus simple si je vous l’envoie. Je vous le mets au courrier aujourd’hui. »
Je vous le mets au courrier… bien sûr, c’est tellement plus facile !
« Non, je vais passer. Vous êtes où ? »
Mad Lester soupire et lui donne l’adresse. Mailman raccroche. Le skateboarder le bouscule et s’empare du combiné. Mailman reste un moment immobile, il reprend son souffle, il regarde passer les voitures, les gens, et commence à s’interroger : « Est-ce que ça valait vraiment le coup de se mettre dans cet état ? Qu’est-ce qu’il y avait de si important en jeu, au bout du compte ? Je vais m’enfiler un petit déjeuner gratuit, la belle affaire… » Il n’aime même pas aller chez Pop’s Deli, cette cafétéria à la moquette marron usée par les incessants allers-retours des serveuses, le papier peint gorgé de graisse de cuisson. Et en plus, il ne va pas manger deux petits déjeuners à lui tout seul, il doit se trouver une compagne. La nana de la monnaie, la bombasse aux cheveux gris : oui, il partagerait bien un petit déjeuner avec elle.
Il remonte dans sa camionnette et démarre. Il pourrait toujours la retrouver, s’excuser de l’avoir attrapée par le bras. « J’aimerais me faire pardonner en vous invitant à prendre un petit déjeuner. Chez Pop’s Deli, ça vous dit ? » Ou alors : « De toute façon, il faut bien manger, n’est-ce pas ? » Voire : « C’est le repas le plus important de la journée, vous savez. » D’abord circonspecte, l’expression de son interlocutrice finirait par se radoucir, et, en insistant encore un peu, peut-être même qu’il obtiendrait son numéro. Il attendrait alors quelques jours, et : « Salut, vous vous souvenez de moi ? Le facteur ? Alors, ce petit déjeuner ? » Mais un coupon, pour un premier rendez-vous ? Vaudrait mieux garder ça pour plus tard, quand ils se connaîtraient mieux : « Ça te dirait de retourner chez Pop’s, là où on a mangé ensemble pour la première fois ? » Il lui montrerait le coupon chiffonné. « Tu te souviens de notre rencontre ? Quand tu m’as jeté les pièces dessus ? Eh bien, ce coup de téléphone m’a permis de gagner ce coupon ! » Cela les ferait bien rire, il la ramènerait chez lui et ils s’enverraient en l’air dans son lit une place.
Suivons cette stratégie, un pas après l’autre.
Il termine sa tournée. Il se gare, décharge, distribue et, tout en marchant, murmure un genre d’incantation : Un petit déjeuner gratuit… Vous voulez bien me lâcher, oui ?… Et un petit rendez-vous ?… Rien que nous deux ?… C’est le quartier qu’il préfère, on y trouve toutes sortes de gens : ouvriers, universitaires, professions libérales ; quelques cabinets de médecins ou d’avocats, et un café ; il y a toujours du monde dans la rue, on lui dit souvent bonjour, admirant au passage sa célérité et son habileté à manier son chariot, car après tout, c’est de leur courrier qu’il s’agit. Il aime les jardins de ce coin de Nestor, chargés en fleurs, mais bien entretenus. Le courrier se distribue pratiquement tout seul. Lorsqu’il regagne sa camionnette, il est dix heures quarante-huit, presque l’heure du tirage au sort hebdomadaire. Non pas qu’il ait spécialement envie de cet appareil photo. Il n’en a jamais possédé, ça met les gens mal à l’aise, et peu importe l’instant que vous souhaitez capturer, vous le foutez en l’air par la même occasion. « Attendez, ne bougez pas, je vais vous prendre en photo. » Et vous vous démenez avec les boutons et les différents réglages tandis que tout le monde attend de pouvoir passer à autre chose. Résultat, il n’a aucune photo de Lenore. Cela peut sembler étrange ; tant d’années ensemble et pas la moindre photo, sauf peut-être celles de leur album de mariage, qui doit toujours se trouver il ne sait où dans la maison. De toute façon, il n’a aucune envie de les regarder. Ses souvenirs lui suffisent. Et puis, il la voit sans arrêt, elle vit toujours à Nestor.
Il met le contact, allume la radio et farfouille dans la boîte à gants à la recherche de quelque chose à grignoter. Une barre Granola, des Tic Tac, des biscuits à la cannelle, des pruneaux. Il a encore dans la bouche le drôle de goût que lui a laissé le rituel de ce matin (de tous les matins, en fait) : il se réveille en gardant les paupières closes (un truc que lui a appris un vétéran du Vietnam, Chuck Balling, qui habitait sur l’itinéraire de sa tournée ; « Toujours garder en tête que l’ennemi vous épie », voilà ce que disait ce type), mâche vingt grains de riz complet cru et s’absout de toutes les fautes commises la veille. Ensuite, seulement, il peut ouvrir les yeux. Certains matins, comme celui-là, il lui faut plus de temps que d’autres.
Il se décide pour les pruneaux et la barre Granola, une nourriture saine. Il veut être en forme pour la bombasse aux cheveux gris, ah, ah, ah… Alors, quelles sont les nouvelles : une liste des films générant les plus grosses recettes. Ça, c’est de l’info ! Les riches continuent à s’enrichir, la belle affaire. Les gens paniquent quand ils n’ont pas vu les blockbusters à la mode. De quoi on va parler au boulot, sinon ? Les autres nouvelles : la bourse, les régulations commerciales, les fusions-acquisitions. Toujours plus de fric. On donne aux gens ce qu’ils attendent, voilà tout. Un jour, les choses vont changer et ils auront ce qu’ils méritent, c’est ce qui pourrait arriver de mieux.
Un nuage masque le soleil quelques secondes et Mailman est parcouru d’un léger frisson. Il remonte sa vitre d’une quinzaine de centimètres. Trois enfants à bicyclette le doublent. Il est soudain submergé par l’envie. De quoi ? D’être jeune ? De faire du vélo ? Ou bien d’avoir des gosses ? Pourtant, non, il n’en a jamais voulu. Il y en a déjà bien trop sur cette Terre. Il n’aurait pas fait un bon père, tout comme il n’a jamais été un bon gamin. Il ne comprenait pas très bien pourquoi ni comment il était passé à côté de son enfance. Il n’avait jamais été insouciant, n’avait jamais pu s’entendre avec les autres, ni jamais vraiment su occuper son temps libre. Il aimait les sciences, regarder sous les pierres et découvrir le nom des choses : insectes, arbres, herbes, plan
tes, nuages. Mais tout cela constituait une source d’angoisse, car plus il découvrait, plus il prenait conscience de tout ce qui restait à découvrir, et qu’une vie ne lui suffirait jamais. Pour son quatrième anniversaire, son père lui avait offert une montre. Il était censé s’en servir pour dessiner un tableau indiquant la position du soleil dans le ciel aux différentes heures de la journée ; et à la fin de l’été, son père et lui analyseraient les données obtenues. Mais il n’avait que quatre ans ! Il était incapable de tout mémoriser ! Il s’était trompé en remplissant son tableau – un tableau magnifique, dessiné sur une grande feuille de papier, aux colonnes soigneusement tracées – et il s’était endormi une ou deux fois dessus, ce qui l’avait chiffonné et déchiré par endroits. « Eh bien, Albert, déclara son père, plus étonné que fâché, je pensais que tu pouvais faire mieux que ça. » Mailman se souvient qu’allongé dans son lit, il avait pleuré et confié à sa sœur Gillian : « Papa ne m’aime pas. » Gillian avait secoué la tête en signe de dénégation lasse, avant de soupirer profondément en murmurant : « Albert, tu finiras bien par comprendre, Père est un type pathétique. » Puis elle l’avait pris dans ses bras.